Témoignage de Christophe Villemain, tailleur de Pierre

Ce témoignage provient de l’article « CAMARADES PATRONS » de l’excellent n°80 du journal Fakir (Mai-Juin 2017) :

« Il m’a fallu 0,53 seconde sur Google : « Un grand chantier piège pour le groupe Villemain », « Villemain, fleuron de la taille de pierres, en grande difficulté », « Villemain, un artisan du patrimoine en péril ». C’est le leader en France sur son secteur, Villemain, du nom de son patron, Christophe Villemain. Un « maçon de formation », lui, je lis, mais grenouille devenue plus grosse que le bœuf, quatorze filiales, 700 salariés, à la veille de sa chute. On l’a joint au téléphone. Il a accepté de nous rencontrer. Costard cravate, Christophe Villemain nous reçoit dans son château, en Touraine, transformé en hôtel-spa. Et c’est sans doute, désormais, le plus rouge des châtelains, le plus remonté contre le gros capital… « Tout allait bien pour moi. Je rachetais mes concurrents, très lentement, au fil des années, soit quand le patron prenait sa retraite, soit à la barre du tribunal. Ça tournait. »

« Ils vous font signer des mètres cubes de documents, et c’est pas une image. Personne ne peut lire tout ça, on n’a pas le temps. »

Jusqu’à l’erreur fatale : vouloir voler trop près du soleil. Signer un pacte, pas avec le diable, mais pas beaucoup mieux : avec Bouygues. Un chantier en or à première vue : la reconversion de l’ancien hôpital Laennec, dans le 7e arrondissement de Paris, en îlot de luxe. Avec tout ce qu’il faut comme bureaux, commerces, duplex de standing, et même un peu, un tout petit peu, de logement social. Villemain récupère un des lots : la rénovation de la chapelle. Un contrat à 11 millions d’euros pour en faire une salle d’expo du mécène Pinault. « Ils vous font signer des mètres cubes de documents, et c’est pas une image. Personne ne peut lire tout ça, on n’a pas le temps. Alors le travail démarre, on signe en catastrophe, et on en oublie le devis. Au fur et à mesure, on se rend compte qu’il y a des mélanges de lots, des prestations complémentaires marquées en tout petit. Donc, on bosse, mais Bouygues refuse de régler. Et impossible de discuter, on ne parle pas le même langage. Nous on est dans le technique, eux c’est du contentieux. Ils ont des services juridiques extrêmement puissants. » Le chantier se finit avec un surcoût de treize millions : « Vous imaginez, d’un coup je me retrouve avec une perte qui correspond à 20 % de mon chiffre d’affaire. » Rapidement, l’entreprise se retrouve en « RJ », redressement judiciaire. « J’ai vendu des biens immobiliers, fermé des filiales, étalé les dettes. J’avais une entreprise de location de matériel de chantier, estimée à huit millions. Je l’ai bradée à un concurrent pour la moitié de son prix. Il fallait absolument que je trouve de l’argent pour les payes. Des fois ça se jouait à un jour ou deux. ».

« J’ai rencontré une centaine d’investisseurs. La plupart étaient des prédateurs. »

La casse sociale qui va avec : la filiale bordelaise, par exemple, passée par-dessus bord. Cinquante tailleurs de pierre sur le carreau : « C’est compliqué humainement. Tout le monde trouvait ça dégueulasse et je comprends. Trois mois avant, j’étais allé les voir pour les féliciter. Ils ne méritaient pas ça, c’était des gens qui avaient des valeurs, qui travaillaient bien. Le pire c’étaient leurs femmes, quand elles sont venues me voir au tribunal de commerce. J’aurais pu envoyer un délégué, un avocat, mais j’y suis allé par respect. Objectivement, y avait aucune raison de dire ‘‘on ferme’’. » Et pourtant, ça a fermé. Et pas qu’en Aquitaine. Partout en France, Christophe Villemain a taillé dans les effectifs. Deux cents emplois en moins au total, même son château a failli y passer. Il n’a sauvé sa mise que sur le fil, et en ouvrant le capital à des actionnaires extérieurs. Pour la première fois, il s’est confronté à ces grands altruistes de financiers : « À un moment donné, c’est ça ou on est mort. J’ai rencontré une centaine d’investisseurs. La plupart étaient des prédateurs. Y en a un, il me proposait vingt millions, direct, à 3 %. Là on n’a qu’une envie c’est signer, sans réfléchir. Il voulait créer une fiduciaire, et mettre tous les actifs dedans, le matériel, les locaux… Moi, je ne savais même pas ce que c’était la fiducie. J’en ai quand même parlé au mandataire judiciaire. Il m’a dit : ‘‘Avec les résultats, tu ne rembourseras que les intérêts. Ils vont commencer à vendre les actifs pour tenir les objectifs. À la fin, t’auras plus rien et toujours vingt millions à rembourser.’’ »

« La sous-traitance avec des majors, c’est la mort. Avant de bosser avec eux, je savais qu’ils étaient durs en affaire. Je me doutais bien qu’il faudrait négocier. Mais je n’imaginais pas que c’était une stratégie économique. »

Vigilant, bien conseillé, Villemain a pu éviter les pièges. C’est un fonds d’investissement régional et la BPI qui essuient les plâtres. L’État passe derrière le rouleau compresseur Bouygues… Depuis, il a retenu la leçon : « La sous-traitance avec des majors, c’est la mort. Avant de bosser avec eux, je savais qu’ils étaient durs en affaire. Je me doutais bien qu’il faudrait négocier. Mais je n’imaginais pas que c’était une stratégie économique. La liquidation, pour eux, c’est que du bonheur, pas de recours possible. Faudrait faire un sondage, je serais étonné de savoir combien d’entreprises ont coulé à cause de ça. » Malheureusement, l’Observatoire des coups tordus n’existe pas encore… Son objectif maintenant : faire modifier la loi. Il prépare un livre, rencontre des députés qui tombent des nues. Mais reste un problème : « Ces lois sont écrites, modifiées, par les fédérations patronales du bâtiment. J’ai bien essayé de me rapprocher d’elles, quand j’ai eu mes problèmes. Mais combien sont tenues par les majors ? 80 % ? Ces gars-là deviennent des ‘‘sachants’’, c’est eux qui conseillent les politiques. Je vois pas comment un gars comme Sarkozy aurait pu modifier une loi pour emmerder Bouygues, c’est le parrain de son fils ! »


Nous remercions chaleureusement la rédaction de Fakir, et son rédacteur en chef François Ruffin, pour nous avoir autorisé à publier ce texte ici.