Témoignage de Marc à propos de Philippe, qui dirigeait une menuiserie.

Ce témoignage provient de l’article « CAMARADES PATRONS » de l’excellent n°80 du journal Fakir (Mai-Juin 2017) :

« Alors qu’on fait le siège du tribunal, à Grenoble, avec les Ecopla, Marc est venu nous saluer dans son costume cravate. « C’est marrant de vous voir en vrai, parce que je suis allé voir Merci Patron ! D’ailleurs, j’y ai emmené tous mes copains patrons…Ah bon, et alors ? Ils ont réagi comment ?Ça les a fait parler. Ils se sont tous lâchés sur les pratiques des grands groupes. De toute façon, je vais vous dire : ceux qui connaissent le mieux le système, ce sont eux. Les ouvriers le subissent, mais eux, nous, on voit aux premières loges comment ça fonctionne. »

« Il saignait du nez et des oreilles, il continuait avec ses deux béquilles »

Comme on se les caillait, et comme ça nous intéressait, on s’est posés au bistrot d’à côté. Marc nous a causé, d’abord, de son ami Philippe, qui dirigeait la SCOP Berriat Bâtiment, une menuiserie, très ancienne, qui embauchait jusqu’à 70 personnes, qui a construit des hôpitaux de Nice à Strasbourg, et coulée par Vinci. Est-ce que vous voulez des détails ? Qu’il s’agissait de l’écoquartier La Caserne de Bonne à Grenoble, confié par la municipalité à Vinci ? Que, aux sous-traitants, le « document de consultation soumis par Vinci s’est révélé complètement différent du contrat final qu’on a signé : les alinéas juridiques, les plannings, les pénalités prévues, etc., étaient modifiés » ? Que Vinci a, du coup, refusé de reverser à Berriat les 1,5 million d’euros prévus ? Que, durant quatre ans, Bertrand s’est démené pour tenter d’éponger l’ardoise, une véritable course contre le découvert, son corps qui ne tient plus, il tombe malade, embolie pulmonaire, un vrai calvaire : « Il saignait du nez et des oreilles, il continuait avec ses deux béquilles » ? Que l’entreprise fut finalement liquidée, comme 17 des 22 boîtes qui travaillaient sur cet écoquartier ? Mais des exemples, vous en avez eu assez, non ?

« Ce n’est pas un accident, c’est leur stratégie. C’est le seul moyen, pour eux, de conserver leurs marges : tuer les fournisseurs. »

Écoutons Marc, alors, qui généralise sur « le système » : « Ce n’est pas un accident, c’est leur stratégie. C’est le seul moyen, pour eux, de conserver leurs marges : tuer les fournisseurs. Pour ça, ils font appel à des cabinets, très forts, très chers : ‘‘Vinci nous paie très bien, on a tout le temps, on ne gagne pas contre Vinci.’’ C’est une logique de prédation. Quand vous commencez un chantier, vous avez une enveloppe budgétaire. Il faudrait prévoir un surcoût, pour les imprévus, pour les malfaçons. Là, non, les majors se disent : ‘‘On se rattrapera sur les fournisseurs.’’ C’est pas grave, les sous-traitants trinqueront. Et ça, c’est politique, c’est une modification de la loi qui l’a permis : sous Jospin, par exemple, c’était encore des lots séparés, ‘‘l’allotissement’’ on appelle ça. Les petites boîtes traitaient directement avec le donneur d’ordre, la commune, le département, le ministère. Quand la droite est revenue, c’est passé par des entreprises générales, type Bouygues, Vinci, qui ramassent le paquet et distribuent elles-mêmes les lots. Mais le mandat de Hollande n’a pas remis en cause ce fonctionnement. Cet étranglement est devenu la règle : plus ils tuent d’entreprises, plus ils économisent. Il faudrait répliquer, devant les tribunaux, avec des batteries d’avocats, sortir les couteaux. Mais si tu parles avec Bertrand (on a parlé avec Bertrand), il va te dire quoi ? ‘‘Mais moi, je suis menuisier, j’aime mon métier’’ (il nous a dit à peu près ça). On ne peut pas demander à ces hommes de se transformer en tueurs. »

« Et on les laisse faire. On les encourage, même. Jamais on ne les punit. »

Ses mains s’agitent, à Marc : « Et on les laisse faire. On les encourage, même. Jamais on ne les punit. Alors qu’on pourrait assurer la traçabilité de la mise à mort, jour après jour, document après document, de leurs sous-traitants. Ils ont instauré des procédures pour ça. Ils ont des petits soldats aux ordres, parce que les écoles de managers, c’est quoi ? Des baby-killers. » Maintenant, son regard se mouille : « J’ai cru que Bertrand allait se suicider. Alors, est-ce qu’on va leur régler leur compte, à tous ces prédateurs ? Est-ce qu’on va leur régler leur compte ? » Un silence : « Quand je vous le disais, que ce sont les patrons qui pourraient être les plus violents… » »


Nous remercions chaleureusement la rédaction de Fakir, et son rédacteur en chef François Ruffin, pour nous avoir autorisé à publier ce texte ici.