Témoignage de Laurent Bernard, patron d’une entreprise de sous-traitance en mécanique industrielle et président de l’UIMM

Ce témoignage provient de l’article « CAMARADES PATRONS » de l’excellent n°80 du journal Fakir (Mai-Juin 2017) :

« Archives - Il y a plus de dix ans, Fakir rencontrait le patron d’OPF (une entreprise de sous-traitance en mécanique industrielle), et dirigeant de l’UIMM de la Somme, Laurent Bernard. Et déjà à l’époque, lui et certains de ses homologues de la moyenne industrie réclamaient « un frein à la mondialisation ».

Depuis quatre ans maintenant, ma mère me le répète : « François, tu ne positives-pas-assez. » Elle a raison. C’est donc pour po-si-ti-ver que je rencontrai Laurent Bernard, président de l’UIMM (syndicat des patrons de la métallurgie) et directeur d’OPF, à Pont-de-Metz. Une boîte qui gagne. Récompensée pour sa qualité. Championne des exportations. On allait m’expliquer, enfin, pourquoi l’Europe, et son élargissement, et la mondialisation, c’est « magnifique ». « Formidable ». Je prendrais des notes et je vous convertirais, amis lecteurs, syndicalistes, poujadistes, socialistes, aux vertus du libéralisme. Je m’assieds dans le fauteuil, goûte mon café long sucré et mordille la viennoiserie offerte par la maison. « Vous pourriez mettre en titre : “France, ton industrie fout le camp !” » Mon stylo reste en l’air : mince, ça démarre mal côté enthousiasme. « C’est simple, écoutez. (Il sort un petit papier). Le salaire horaire, en 2000, pour l’Europe des quinze, c’est de 22,70 €. En France, on est juste au-dessus, à 24,39. Mais pour les pays qui vont adhérer, c’est 4,21 €. Six fois moins. Comment voulez-vous lutter ? Et en Chine, on arrive à 0,46 €. Un rapport de 7 à 50. Alors, dans ces conditions, qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que je fais ? »

Pour moi, c’est une question théorique. Juste un exercice. Lui se la pose vraiment : « Côté en bourse, on aurait évacué ces doutes depuis longtemps » - et délocalisé (ou fermé) l’entreprise. Mais avec 75 salariés, elle n’a pas atteint la « taille critique ». Alors, « comment survivre ? » Tracassé, il tourne dans son bureau. Tire des papiers de ses tiroirs, Une revue de presse patronale – au langage clair et cru : « Faut-il aller à l’Est ? » Au rayon des « avantages », « vous y trouverez une main d’œuvre jusqu’à dix fois moins chère », « des compétences techniques », « une proximité géographique », bref « une base attractive pour la sous-traitance industrielle ». Le Monde conseille, lui, de partir encore davantage vers l’Orient : « La métallurgie ne résiste pas à la concurrence chinoise. Même les coûts de revient de l’Europe de l’Est ne sont plus compétitifs. » Côté presse anglaise, c’est Black & Decker qui déserte le Royaume-Uni pour la Tchéquie (950 emplois). Dans ce tas de malheurs passés et de désastres à venir, seul un gars résiste. Cravate et lunettes, Hervé Goulletquer sourit sur la photo. Il exerce comme chef économiste au Crédit lyonnais (c’est dire sa compétence…). Lui l’affirme : il faut « saisir l’opportunité (…) pour produire le moins cher possible. Mais il faudra en même temps accepter les risques inhérents, notamment la réorganisation de la production et la réduction des coûts. » C’est naturel. Ça l’amuse, même, on dirait, les risques.

« Systématiquement, d’une année sur l’autre, il faut qu’on baisse nos prix. D’au moins 3% sinon notre client part ailleurs. C’est devenu une pratique courante, presque implicite dans le contrat. »

Ça amuse moins mon interlocuteur. Lui a perdu 10% de son chiffre d’affaires depuis un an. C’est beaucoup – mais confidentiel, chut ! « Je prends des commandes, qui ne rapportent rien. J’opte pour une stratégie d’occupation de mon personnel. » Il passe en revue ses amis : l’un fabrique des chariots de golf et des brouettes électriques – « tout vient de Chine, tout, les tubes, les batteries, le chargeur ». L’autre, Stéphane Decayeux, maintient un site de coffres-forts ici, mais a ouvert une usine de boîte aux lettres là-bas, et s’interroge lui‑meme, stupéfait : « Comment c’est possible de produire à ce tarif là ? Je ne comprends pas. ». « Systématiquement, d’une année sur l’autre, il faut qu’on baisse nos prix. D’au moins 3% sinon notre client part ailleurs. C’est devenu une pratique courante, presque implicite dans le contrat. » Seule solution, pour rester dans la course : s’approvisionner à l’Est — ou en Italie, fortiche grâce (on présume) à son économie souterraine. Pour les fonderies et autres fournisseurs, OPF consulte désormais en Pologne, Tchéquie, Slovaquie : « Les chemises de moteur achetées en Turquie, elles coûtent moins cher que la matière première en France. »

Surtout, Laurent Bernard se rabat sur le négoce. Il me montre des courriels, échangés avec des agents aux quatre coins de la planète. Il achète des radiateurs en Roumanie qu’il revend en Égypte. Tout un bizness de bielles et de culasses entre le Portugal, le Pakistan, la Birmanie, et lui au milieu comme intermédiaire – bon connaisseur du secteur : « Vous pouvez vous dire: quelque part dans le monde, une société fabrique le même produit que vous pour trois fois moins cher. Si votre client ne la trouve pas, tant mieux. » Dernière parade : OPF développe son atelier aéronautique, se paie des machines ultra-productives, forme ses employés à tour de bras - et mise le paquet sur Airbus. Car à Méaulte, le consortium exige « des livraisons en six jours » : des délais intenables pour la Hongrie ou l’Estonie. Voilà qui ne compense pas, néanmoins, pour l’instant, la dégringolade sur l’activité principale. Et il suffirait d’un « Ben Laden 2 — le retour » pour que l’aviation pique du nez. « Il faudrait mettre un frein à la mondialisation », avance Laurent Bernard. Avant de soupirer : « Enfin, ça nous ouvrira peut-être des opportunités. » Une conclusion qui ne colle ni au ton, ni au discours. Il hausse à demi les épaules : « Vous comprenez, mon rôle, à l’UIMM et comme chef d’entreprise, c’est aussi d’insuffler de l’optimisme. » C’est maman qui va être contente. »


Nous remercions chaleureusement la rédaction de Fakir, et son rédacteur en chef François Ruffin, pour nous avoir autorisé à publier ce texte ici.