Témoignage de Stéphane, patron d’un bureau d’études

Ce témoignage provient de l’article « CAMARADES PATRONS » de l’excellent n°80 du journal Fakir (Mai-Juin 2017) :

« Tout part d’un courriel, comme souvent chez nous. Mais comme rarement chez nous, c’est un courriel de patron :

De:
<s.mousseau@emirou.com>
à:
baptiste@fakirpresse.info
Date:
20 octobre 2016 à 12:38

Bonjour,
Nous subissons actuellement les assauts d’un client qui cherche tous les moyens pour renégocier ses factures. C’est un problème de fond. La justice étant trop lente, les fournisseurs sont obligés d’accepter de renégocier leurs factures pour être payés rapidement. Le prochain rendez-vous sera par téléphone demain. Il vous sera possible d’accéder à cette conf’call sans vous manifester et prendre toutes les notes que vous voudrez.
Cordialement,
Stéphane Mousseau.

« Ils réclament des ‘‘gestes commerciaux’’, alors qu’on s’était mis d’accord sur le devis. C’est forcé, et ça devient une habitude. »

Avant d’espionner en conf’call, on a appelé « Stéphane » (nom, prénom, identités modifiés, et pour les boîtes idem) : « Je suis ingénieur. Quand mon ancien employeur a coulé, j’ai monté un bureau d’études avec un associé, et maintenant un salarié. On est trois. On conçoit des pièces pour l’industrie. » Là, leur souci, c’est avec un géant américain. « On a tout produit, livré le matos, c’étaient des podiums pour un raout en Allemagne, mais eux ne nous règlent pas. Ils ont bloqué notre facture depuis plus d’un mois. Là, si on n’est pas payés très vite, on dépose le bilan. On n’a aucun recours, et ils le savent. Ils misent sur la lenteur de la justice. À force, on connaît. Pour une affaire comme ça, si j’allais au tribunal, ça me prendrait deux ans, sans être payé, et avec 3000 € d’avocat en plus. Je peux pas. Et surtout, on ne peut pas se brouiller : 25 % de notre chiffre dépend de leur responsable achat. Alors, ils en abusent. Ils réclament des ‘‘gestes commerciaux’’, alors qu’on s’était mis d’accord sur le devis. C’est forcé, et ça devient une habitude. »

« La technique Drahi »

C’est tellement une habitude que, dans le milieu, ils ont baptisé ça « la technique Drahi » : « Tu sais, le patron de SFR : on le surnomme ‘‘Monsieur 30%’’. C’est le rabais qu’il demandait à ses sous-traitants. » Comme il en a marre, Stéphane veut un témoin. Qu’on sache comment ça se passe, concrètement. Comment un donneur d’ordre met la pression à son fournisseur. Le jour J à l’heure H, j’appelle le numéro, je saisis le code. L’oreille collée au téléphone, je respire tout doucement, la main sur le combiné, pour éviter de me faire repérer, et je prie pour que la rédac reste calme, que ça se mette pas à entonner du Merci Patron ! en canon.

« Nous on a bloqué les factures pour avoir cette discussion avec vous. On voudrait un effort tarifaire de votre part. »

Je m’attendais à un échange musclé, à du cynique, les pieds sur le bureau, genre JR dans Dallas, un stetson sur la tête, qui vous regarde en rigolant avec son gros cigare. Je suis déçu. Au bout du fil, deux nanas, du service commercial, très polies, très gentilles, un peu trop détendues : « Vos produits sont arrivés en retard, annonce l’une. — Et avec plein de défauts », souligne l’autre. C’est dit en souriant. Manifestement, pour elles, il ne s’agit pas d’un conflit, d’un différend, avec de l’agressivité à la clé. Non, c’est leur routine, on le devine. La multinationale dispose d’un service rien que pour ça, pour ces ristournes. « Mais vous n’avez rien signalé quand on vous a apporté la marchandise ! » s’écrie à demi Stéphane. Son associé et lui paraissent plus crispés, moins entraînés. — Dans le contrat, une des conditions c’était que les finitions devaient être impeccables. Et c’est pas ce qu’on constate.C’est assez subjectif…On n’a peut-être pas la même définition d’‘‘impeccable’’ non plus. Nous on a bloqué les factures pour avoir cette discussion avec vous. On voudrait un effort tarifaire de votre part. » Qu’en termes galants ces choses-là sont dites. « Bon c’est combien, c’est quoi votre objectif ? — Oh la, j’ai pas d’intéressement moi, je vais rien toucher là-dessus, si c’est ça que vous sous-entendez…Combien ?1%.Vous vous battez comme ça pour 1%…Notre prochain batch de paiement, c’est mardi… maintenant vous voyez. »

« C’est devenu quasi systématique. »

Je rappelle Stéphane, et pour lui, c’est déjà tout vu : « Bien sûr qu’on va accepter. Peu importe le chiffre qu’ils allaient nous annoncer, de toute façon on n’avait pas le choix. C’est des politiques d’entreprise : ne pas payer la facture et attendre de voir.1%, c’est pas grand-chose quand même, qu’on plaide.C’est une manière d’éduquer leur fournisseur. Là, ils veulent retravailler avec nous, donc ils y ont pas été trop fort. Honnêtement, je m’attendais à plus. Mais demain, ils nous feront la même chose en réclamant combien ? 10, 15, 20% ?Et ça t’arrive régulièrement ?C’est devenu quasi systématique. »

« Notre fournisseur de plastique nous a demandé une avance, ça veut tout dire : il n’a plus confiance. »

Ainsi va : pour les grands groupes, ne pas respecter leurs contrats, qu’ils ont pourtant négociés, signés, acceptés, c’est devenu « quasi systématique ». Et ça entraîne des inquiétudes en cascade : « Comme ils assèchent les marges, on passe les mois ric-rac. Notre fournisseur de plastique nous a demandé une avance, ça veut tout dire : il n’a plus confiance. La chaudronnerie avec qui je bosse, on leur doit 40 000 €. Pour eux c’est très grave, ça les met au chômage technique. Y a neuf emplois en jeu quand même. Tu pourrais les appeler, d’ailleurs. » ».


Nous remercions chaleureusement la rédaction de Fakir, et son rédacteur en chef François Ruffin, pour nous avoir autorisé à publier ce texte ici.